L'hologramne de Maria Callas sur la scène de la Salle Pleyel le 28 novembre 2018.

L'hologramme de Maria Callas sur la scène de la Salle Pleyel le 28 novembre 2018.

(Natalie HANDEL/AFP)

Dans une sublime robe blanche, la diva entre côté jardin. Elle salue le public de la Salle Pleyel, la chef d'orchestre, le premier violon, puis prend une profonde inspiration avant d'entamer Roméo et Juliette, de Gounod. La fin de quarante-cinq ans de silence sur une scène parisienne. Une éternité. Maria Callas avait une bonne excuse pour cette longue absence : sa mort, due à une embolie pulmonaire, en 1977. Les premiers mots de la tragédienne : "Ah ! Je veux vivre." On la comprend.

Publicité

Fin novembre, les spectateurs de Callas in concert - The Hologram Touront été les témoins d'une illusion digne d'un tour de David Copperfield. Si les 60 musiciens étaient bien là, en chair et en os, le fantôme de l'opéra, lui, est apparu via une projection ultraréaliste mise au point par la société américaine Base Hologram. Vu du milieu de la salle, le mirage est bluffant. "Pendant l'interprétation d'Ophélie, dans le Hamlet d'Ambroise Thomas, j'avais envie de me lever et de crier 'Bravo!'", raconte, époustouflé, Bernard, venu spécialement de Bruxelles. A la fin du récital, le public ne sait toutefois pas comment il doit réagir face à l'avatar lyrique. Résultat, la plus applaudie de la soirée est la chef d'orchestre. "J'ai l'impression qu'on a abusé de ma naïveté, estime Brigitte, qui ne regrette cependant pas d'être venue. L'identité de la Callas est respectée, mais cela pose des questions sur le plan moral." Jusqu'où peut-on réinventer un artiste décédé ?

Dans le film culte Sixième Sens, le petit Cole Sear peut voir les "gens qui sont morts". Désormais, ce don est à la portée de tous. Albums posthumes (Prince, Johnny Hallyday, Alain Bashung, Charles Bradley, Maurane...), biopics de rock stars (Freddie Mercury, avec Bohemian Rhapsody), spectacles d'hologrammes... Il y aura bientôt plus de zombies dans l'industrie musicale que dans un épisode de The Walking Dead. Certaines stars sont très rentables depuis l'au-delà. Avec 353 millions d'euros amassés en 2018, Michael Jackson figure en tête des célébrités disparues les plus lucratives, selon le funeste classement du magazine Forbes. En musique, il devance Elvis Presley (35 millions d'euros), Bob Marley (20 millions d'euros), Prince (11,5 millions d'euros), John Lennon (10,6 millions d'euros) et le rappeur XXXTentacion (9,7 millions d'euros), décédé en juin 2018.

Ces sommes remplissent les poches des ayants droit, qui ont tout intérêt à faire vivre le catalogue de leurs chères vedettes auprès de fans inconsolables. "Prolonger l'existence d'un artiste ne date pas d'hier, rappelle Jamil Dakhlia, professeur en sciences de l'information et de la communication à Sorbonne-Nouvelle. On se souvient de la cantatrice du Château des Carpathes, de Jules Verne. Au XIXe siècle, la mort de la tragédienne Rachel avait engendré un culte post mortem avec, notamment, la publication de lettres intimes et la création d'un musée de souvenirs. Désormais, les créatures technologiques remplacent les statues de cire et alimentent les fantasmes d'éternité. L'image rend présent ce qui est absent. D'ailleurs, le terme vient du latin imago, qui, à Rome, désignait un masque mortuaire."

On ne risque pas de voir Maria Callas se mettre à twerker

L'image qui a le plus sidéré les acteurs de la musique, c'est l'apparition, en 2012, du rappeur Tupac Shakur au festival Coachella... quinze ans après avoir été criblé de balles. "La réaction du public a été phénoménale, se souvient Marty Tudor, PDG de Base Hologram. Les ventes d'albums de 2Pac ont redécollé, cette vision a servi de déclic. Dès lors, nous avons eu envie de faire revivre des artistes iconiques." Après Maria Callas et Roy Orbison, Base Hologram relancera à l'automne 2019 la carrière d'Amy Winehouse, morte en 2011, afin de couvrir les marchés rock, classique et pop. Une mauvaise idée selon Valéry Zeitoun, l'ancien patron du label de la chanteuse : "Amy n'était pas une bête de scène et le concept me met mal à l'aise. Le live, c'est un moment de grâce, de communion entre un artiste et son public. Impossible d'y parvenir avec un projecteur."

Ces vingt dernières années, le public a découvert des clones d'Elvis Presley (le temps d'un duo télévisé avec Céline Dion), de Madonna, en compagnie de Gorillaz, de Michael Jackson pour le Cirque du Soleil... Marty Tudor aimerait produire des shows avec David Bowie, Jimi Hendrix, Edith Piaf, voire Mozart. "Cette forme de divertissement est promise à un grand avenir. Les gens profiteront d'hologrammes dans leur salon. Personne ne trouve étrange de voir les acteurs décédés Peter Cushing et Carrie Fisher récréés dans les derniers Star Wars. Notre démarche est respectueuse des artistes et de leur authenticité. Il y a une ligne éthique à ne pas franchir." A l'entendre, on ne risque donc pas de voir Maria Callas se mettre à twerker.

Comment réveille-t-on un mort ? La technique est similaire à celle du cinéma. Pour le corps, on filme une doublure. Pour le visage, on s'appuie sur la puissance des ordinateurs. Mais l'avenir est à l'utilisation de l'intelligence artificielle et du deep learning, une méthode d'apprentissage automatique des machines, afin de créer des modèles à partir de données vidéo en très haute définition. Le potentiel est vertigineux. Des technologies simples d'utilisation permettent déjà aujourd'hui de réaliser des "deepfakes", des trucages sophistiqués, comme la permutation intelligente de visages d'une vidéo à l'autre. Ainsi sont apparues sur Internet de fausses vidéos pornographiques avec des actrices célèbres ou des détournements de discours de Barack Obama. La frontière entre le vrai et le faux étant de plus en plus brouillée, il en sera bientôt de même entre les vivants et les morts.

LIRE AUSSI >> "Deepfakes": alerte aux vidéos manipulées

La genèse d'un avatar pose de nombreuses questions. "Quel Claude François recrée-t-on ? De quelle période ? A quel âge ? Celui que l'on voyait à la télévision, ou celui qu'on a connu dans l'intimité ? Un fils n'a pas la même vision qu'un téléspectateur", souligne Rodolphe Chabrier, cofondateur des studios d'effets visuels numériques Mac Guff, qui ont participé à Hit Parade, un spectacle lancé en 2017 avec les hologrammes de Sacha Distel, Dalida, Cloclo et Mike Brant. En travaillant sur ce projet, nous avons découvert que la notion de ressemblance est très subjective. Les ayants droit peuvent être tentés de magnifier la réalité, en gommant une coquetterie dans l'oeil, en rectifiant un nez." Pour obtenir une copie fidèle, les artistes peuvent procéder à une photogrammétrie - c'est sans douleur. Une numérisation 3D qui peut s'avérer payante en cas de décès. Et pas besoin d'attendre de passer l'arme à gauche pour l'utiliser. Le groupe ABBA a annoncé une tournée, en 2019, de ses doubles virtuels. Idéal pour lutter contre la phobie de l'avion et résister au vieillissement.

L'éternité est à portée de clic

Revoir son interprète préféré sur scène c'est bien, redécouvrir sa voix c'est formidable (lire encadré ci-dessous), et recevoir des nouvelles, c'est encore mieux. Certains fans de Maurane ont été surpris d'apprendre via son Twitter officiel la sortie d'un album posthume de reprises de Jacques Brel. "Cela nous permet de vous tenir au courant de l'actualité et que Maurane 'vive' à travers vous/nous tous", a justifié l'administrateur du compte. Après la mort, si l'esprit quitte le corps du défunt, son identité Facebook ou Instagram, elle, reste active, gérée par ses ayants droit. Les archives (mails, vidéos, photos, SMS) d'un individu peuvent même nourrir des "chatbots", des robots pouvant dialoguer. "L'intelligence artificielle identifie des traits de caractère d'une personne et les reproduit", résume Lucien Castex, un chercheur qui a participé à un programme sur les "identités numériques post mortem". Replika, une start-up de la Silicon Valley, a lancé une application pour créer un alter ego capable de discuter avec vos amis après votre mort. Demain, les fans débattront de l'enregistrement de Melody Nelson avec un Serge Gainsbourg dématérialisé. L'éternité est à portée de clic.

Aucun fantôme, même numérique, n'est cependant à l'abri de l'oubli. Si, pour les plus jeunes, Marilyn Monroe est une icône archiconnue, combien ont vu ses films ? Comme le chantait l'auteur-compositeur et philosophe François Valéry, "Aimons-nous vivants / N'attendons pas que la mort nous trouve du talent".

ZOOM: Chanter avec le vibrato d'Elvis Presley

Dans les sous-sols de l'Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam), à Paris, une petite équipe de chercheurs travaille sur la synthèse vocale. "Pour les besoins du cinéma, nous avons déjà recréé les voix de Pétain et de Louis de Funès, racontent Nicolas Obin et Axel Roebel. Il y a deux ans, nous avons soumis à une major du disque l'idée de reproduire celles de chanteurs disparus. Elle a refusé, estimant que le public n'était pas prêt."

Techniquement, en revanche, c'est possible. "En disposant des pistes vocales séparées des morceaux de Johnny Hallyday, avec 2 ou 3 heures de chant, on pourrait déjà atteindre de bons résultats." Problème, ces enregistrements sont précieusement gardés. "On pourrait aussi imaginer isoler des effets vocaux, comme le vibrato d'Elvis Presley, et les intégrer à un logiciel public." Une idée délirante ? Pas sûr. Souvenez-vous de l'Auto-Tune, cet outil qui permet de chanter juste. Détourné de son usage, il fait désormais le bonheur des rappeurs. Les voix de la création sont impénétrables.

Publicité