La mise en tableau de partition : une technique d’écoute et d’analyse

Ce projet commencé en 2005 porte sur la mise en tableau de partition (en général) et sur l’analyse paradigmatique (en particulier). Il s’agit d’articuler une dicussion critique des usages du tableau en analyse musicale avec la conception d’un environnement informatique permettant la découpe et la manipulation de partitions associant image et son.

Développement du projet

La mise en tableau est l'une des opérations classiques de la musicologie depuis le XIXe siècle : tables de leitmotive, comparaison entre un thème et ses variations, analyse sémiologique de partition (selon l'approche particulière de Ruwet systématisée par Nattiez), sont autant de façons très différentes les unes les autres de procéder à une telle opération. Comment fait-on un tel tableau ? Comment le lire ? Ces questions pragmatiques sont rarement posées dans les écrits qui les promeuvent (que ce soit au titre d'index, de supports pour l'écoute, de preuves scientifiques, etc.). Pourtant, il est indispensable de les poser si l’on attend de ces tableaux qu’ils prennent part à des pratiques d’écoute individuelles ou bien qu’ils accèdent au circuit scientifique de la validation/falsification et de l’accroissement collectif des connaissances. Aussi, faire l’épistémologie de la mise en tableau suppose précisément de fabriquer de tel tableaux, et de les comprendre au sein des pratiques qui leur donnent sens.

Nous avons essayé de le faire sur la base de quelques études de cas (passés – en refaisant certaines des opérations décrites dans les articles analytiques de référence – ou actuels – en réalisant de tels tableaux à partir de recherches en cours). Cette épistémologie pratique s'est développée en relation avec un processus de prototypage d'un outil d'aide à la mise en tableau en analyse musicale, basé sur Musique Lab Annotation et réalisé par Thomas Bottini en 2006. Dans le cadre de cette conception participative, Jonathan Goldman a notamment produit une analyse musicale de Mémoriale de Pierre Boulez selon les procédures de la méthode sémiologique de Nattiez. Cette première phase de travail a produit un prototype opérationnel en Flash, une publication analytique, et deux publications sur le projet en tant que tel.

Cliquez ici pour consulter une publication détaillant l'ensemble du projet, avec toute ses implications musicales et analytiques et plusieurs illustrations multimédia.

En 2008, un groupe de plusieurs usagers a été constitué afin d'explorer le prototype et de proposer des pistes de développement à Thomas Bottini dans le cadre de sa thèse de doctorat portant sur la conception d'un environnement informatique instrumentant les pratiques savantes de lectures dans les domaines textuel et musical (voir la présentation du projet POLIESC).

Principes

Ecoute & lecture d’un tableau recomposant la partition

Chez les musiciens, il est courant d’écouter la musique en lisant, linéairement, une partition ; cela se fait tout au long de l’apprentissage de la musique en conservatoire, mais aussi à titre privé. Ecouter les lignes d’un tableau n’est, en revanche, pas courant ! Et il n’est sans doute pas beaucoup plus courant de lire intégralement un texte musical mis en tableau : la lecture d’une analyse sémiologique de niveau neutre (celles publiées par Jean-Jacques Nattiez à la fin des années 1970), par exemple, implique de se référer aux tableaux pour comprendre l’argumentation – mais pas nécessairement de lire le tableau ligne à ligne ou colonne à colonne.

Et pourtant, du wagnérisme à la sémiologie musicale, on a beaucoup prescrit l’écoute à partir de considérations obtenus par un tableau, comme nous avons essayé de le montrer dans nos travaux sur l'analyse musicale. Et la permanente tentation musicologique d’aligner l’écoute sur la lecture savante est sans doute renforcée par l’idée que la fabrication d’un tableau, en s’appuyant sur une segmentation pertinente de la partition, synthétise les caractéristiques remarquables de cette dernière, qui devraient à ce titre être identifiées par n’importe quel bon auditeur.

Le tableau est nécessairement produit par une activité de segmentation, qui est tout à la fois écoute, lecture et écriture. Si le tableau est censé éviter au lecteur de refaire ces opérations, il semble cependant appeler une forme de lecture-écoute, soit resynthétisante (recomposition aurale de la musique qui a été réagencée), soit comparative (comparaison entre partition de départ et tableau-partition d’arrivée).

Comme pour toute représentation analytique, on peut cependant se demander si le seul moyen de goûter les enjeux musicaux d’un tableau n’est pas tout simplement de le refaire. L'investissement proprement musical d’un analyste dans ses opérations de réécriture, de filtrage, de hiérarchisation, risque d’être gommé par l’effet global et statique de l'unique graphe ou tableau publié, fruit de son travail : toutes les microdécisions qui engagent un savoir et une sensibilité musicales sont gommées par l’évidence des solutions, dont le champ de possibles initial n’apparaît plus en filigrane.

On rêve alors d’une validation par l’écoute active, par exemple avec des graphes schenkériens en trois dimensions comme l’avait proposé Koozin. Par écoute active nous entendons la manipulation d’un complexe multimédia permettant des variations de l’objet musical et/ou l’accès à sa genèse, afin de comprendre sur le fond de quel champ de possibles il émerge. Comment procéder à ce type d’écoute avec un tableau ?

Valider le tableau par l’écoute, comprendre pourquoi il est présenté sous telle ou telle forme, pourquoi l’œuvre musicale y apparaît découpée de telle façon, cela suppose, dans la situation actuelle, de lire & écouter chaque case puis chacune des lignes et colonnes pour elle-mêmes ; mais aussi de revenir sans cesse à la partition de départ (ou à un autre support) afin de voir comment ce qui figure dans le tableau a été extrait de la partition et a été restitué dans son nouveau con–texte ; cela suppose, enfin, de pouvoir à volonté reproduire la chaîne des opérations constitutives du tableau en en modifiant certains paramètres. C’est, dans une certaine mesure, ce que Nattiez a fait dans sa célèbre discussion de l’analyse du Sacre du Printemps par Boulez. Mais on n’imagine pas le lecteur occasionnel de telle ou telle analyse mener sur son imagerie un travail aussi considérable, à moins d’être convaincu a priori qu’il en tirera de riches enseignements. Il faut donc se donner une technologie pour pouvoir non seulement produire une variété de tableaux participant d’un processus d’analyse, mais aussi et surtout les lire/écouter en exploitant le potentiel de variation que recèle toute bonne interface d’accès à une base de données.

Pistes pour l'informatisation

Cela pose tout d’abord la question des modalités de segmentation et de catégorisation en analyse. A la recherche d’un « modèle analytique » explicite (partant du message pour en déterminer le code, par opposition à un « modèle synthétique » allant du code au message), Ruwet note que « les analyses musicales, même les meilleures, (…) ne formulent pas les critères de découverte sur lesquels elles reposent » (Langage, musique, poésie, Paris, Seuil, 1972). S’inspirant d’un critère utilisé par Rouget en 1963 pour l’analyse de chants du Dahomey, Ruwet fait de la présence ou de l’absence de répétition l’opérateur de la procédure d’analyse ; il en vient à déterminer une « procédure de segmentation, basée sur les critères de répétition et de transformation » (p. 133). L’analyse ne présentera donc plus les résultats d’un découpage pratiqué sur la partition à l’aide d’un savoir implicite, elle se fait par la mise en tableau, dont le fonctionnement est censé permettre l’évacuation de tout savoir a priori.

Si cette procédure n’est pas automatisable en fait, comme il l’indique lui-même, elle tend à l’être en droit. On peut s’étonner que Nattiez, qui se propose dès 1975 de poursuivre en l’améliorant le programme dessiné par Ruwet, ne l’ait (à notre connaissance) jamais sérieusement envisagé. Une telle automatisation nous semble compatible avec la finalité statistique (constituer des séries à la façon des archéologues) envisagée dans Fondements d'une sémiologie de la musique, à la condition tout de même de privilégier un matériau non polyphonique. En revanche, elle nous semble incompatible avec la finalité qualitative de la plupart des analyses musicales, qui cherchent à rendre compte de la singularité de l’œuvre et/ou de sa compréhension par l’analyste, et s’élaborent, même lorsqu’elles sont largement formalisées et utilisent une langue conventionnelle déterminée, à travers la résistance du matériau, impliquant des choix – les microdécisions évoquées plus haut.

La question de la segmentation peut donc être neutralisée a priori : elle devra être automatisée là où c’est souhaitable (et techniquement possible) ; on se contentera de faciliter sa réalisation manuelle là où il est plus intéressant d’attendre la fin de la mise en tableau pour juger de la cohérence & de la pertinence d’une façon de segmenter n’obéissant pas à une règle connue à l’avance. Dans ce dernier cas, ce sont les variations d’aspect du tableau et son écoute qui permettront de tester les catégories et de les comprendre a posteriori (comme le permet notamment la partie multimédia de l'analyse de Mortuos Plango, Vivos Voco (Jonathan Harvey) par Michael Clarke, dont la démarche est semblable à la nôtre concernant l’intérêt de soumettre l’analyse paradigmatique à une écoute comparative des fragments).

L’analyse sémiologique de Ruwet et Nattiez deviendrait alors un outil heuristique pour l’identification de catégories implicites propres à l’analyste, plutôt que la révélation d’une configuration immanente au niveau neutre par l’application d’une règle prédéterminée.

Références des publications et interventions

Thomas Bottini, Pierre Morizet-Mahoudeaux et Bruno Bachimont, « Modèle et outils documentaires multimédias pour la mise en tableau de partitions. Segmenter et restructurer, le cas de l'analyse paradigmatique », Document Numérique, vol. 11, 2008/3-4, p. 81-106.

Jonathan Goldman, "Charting Mémoriale: From paradigmatic analysis to harmonic schema in later Boulez", Music Analysis, à paraître en 2009.

Nicolas Donin et Jonathan Goldman, "Charting the Score in a Multimedia Context: the Case of Paradigmatic Analysis", Music Theory Online, 14, 4, 2008.

Jonathan Goldman, « Un outil de 'mise en tableau' au service de l'analyse paradigmatique : confrontation de quelques divergences interprétatives », Colloque Pratiquer l'analyse musicale : une discipline musicologique et son histoire, Académie musicale de Villecroze, vendredi 21 avril 2006.

Nicolas Donin & Jonathan Goldman, "Charting the Work: from a history of chart-making, to the practice of music analysis, through a process of software development", Université McGill, Montréal, jeudi 9 février 2006.

Nicolas Donin & Jonathan Goldman, "Charting the Work: A Tool for "Segmented listening" Applied to the Analysis of Works by Boulez", Pierre Boulez Autumn Study Day of the Society for Music Analysis, Université de Royal Holloway, Egham, samedi 19 novembre 2005.

Nicolas Donin, « Instruments de musicologie », Filigrane. Musique, esthétique, science, société, 1, 2005, p. 141-179.

Discussion de l'analyse paradigmatique et présentation du prototype

Équipe Ircam : Analyse des pratiques musicales

Date de début : 2005 / Date de fin : 2009

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