Recherche musicale et créativité distribuée

Une compositrice, un quatuor à cordes, un chercheur, un réalisateur en informatique musicale ainsi que différents collaborateurs ont travaillé ensemble pendant deux années pour mettre au point un œuvre utilisant un dispositif de captation des gestes instrumentaux et de contrôle (par ces gestes) de traitements électroacoustiques appliqués aux sons du quatuor en temps réel.

Nous avons enregistré et questionné les multiples étapes de ce processus de création artistique et technologique pour pouvoir en analyser les caractéristiques singulières et les aspects exemplaires suivant différents points de vue : celui des interprètes, celui de la compositrice, celui de leurs collaborateurs à Ircam, celui enfin du collectif qui s'est constitué à travers l'aventure du « Quatuor augmenté ».

Plusieurs membres de l'équipe Analyse des pratiques musicales ont suivi le cours de la conception d'un « quatuor augmenté », soit une œuvre musicale comprenant une partie électronique en temps réel et destinée à un quatuor à cordes dont chaque archet-poignet a été préalablement « augmenté » de capteurs de mouvement (capteur de pression sur la mèche de l’archet et gyroscope au poignet), permettant une interaction son instrumental/son électroacoustique en partie réglée par les gestes des musiciens.

Ce projet a impliqué de nombreux intervenants et s'est déroulé sur une période de l'ordre de deux années. Le plan de travail défini par la compositrice en collaboration avec l’Ircam au cours de la discussion du projet (courant 2006) avait déterminé les modalités du travail collectif autour de séances d’expérimentation avec les musiciens :

  • pendant une année (septembre 2006-mai 2007), expérimentation et développement du dispositif de captation du geste avec chaque instrument seul et avec plusieurs instrumentistes (soit en duo soit en quatuor), à raison d’une séance de travail de 3 h tous les mois et demi en moyenne ;
  • pendant l’année suivante (septembre 2007-avril 2008), période de production essentiellement centrée sur le travail en studio de la compositrice et du réalisateur en informatique musicale qui l’assiste. (Cette période s’est prolongée jusque début novembre 2008, le concert initialement prévu en avril ayant été reporté au 13 novembre pour des raisons extérieures au processus considéré.)

L'achèvement du projet s'est concrétisé de plusieurs façons : une œuvre musicale pour quatuor et électronique, StreicherKreis, a été composée et donnée en création ; plusieurs développements informatiques spécifiques ont été réalisés et validés ; des savoir faire ont été coproduits par l'ensemble des acteurs ; des méthodes de recherche musicale ont été expérimentées.

Interroger la "créativité distribuée" dans la recherche musicale

Notre étude visait plus particulièrement à documenter les formes, pratiques et techniques musicales qui émergent dans l'interaction entre plusieurs acteurs, aux compétences multiples et différenciées, d'un projet de recherche musicale.

Comme la conception d'un opéra ou d'une installation sonore, la genèse d'une œuvre pour quatuor augmenté n'est pas le seul fait du compositeur : la créativité y est distribuée, ou plutôt, le caractère distribué de tout processus de création se manifeste ici d'une façon beaucoup évidente que dans l'activité solitaire de composition telle qu'elle est souvent représentée.

En outre, et contrairement aux exemples précédents, le processus considéré comporte une ambition particulière de recherche et d'expérimentation : dans la mesure où le dispositif de type "violon augmenté" n'avait jamais été appliqué à l'ensemble des instruments du quatuor, la future création pour "Quatuor augmenté" se voulait sans précédent et visait un progrès significatif des connaissances et outils en usage dans le domaine de la détection de mouvement appliquée au geste musical. Ce projet et les pratiques auxquelles il donne lieu se place donc dans la lignée de la "recherche musicale", dont l'Ircam a été l'un des acteurs historiques à la fin du XXe siècle et qui est aujourd'hui plus généralement subsumée dans le domaine, inégalement reconnu, des projets artistico-scientifiques dits "de recherche & création".

Méthode de recueil de données

Le recueil de données comprend : l’enregistrement vidéo des séances de travail (1 à 3 caméras mobiles permettant de documenter à la fois l’activité des instrumentistes et celle de l’équipe technique) accompagné de la prise de notes par les chercheurs ; l’enregistrement vidéo d’entretiens collectifs entre les chercheurs, la compositrice, l’équipe de recherche & développement et le réalisateur en informatique musicale, juste après les séances afin d’en faire le bilan et en dégager les perspectives de travail pour ces derniers, juste avant les séances afin de faire le point sur le travail accompli depuis la séance précédente et préciser ce qu’ils attendent de la séance en question ; la photocopie des fragments de partition utilisés ; la sauvegarde des données informatiques produites au cours de la séance ; la copie des rapports sur la séance précédente rédigés par la compositrice pour chaque séance ; les principaux échanges de courrier électronique entre la compositrice et l’impresario du quatuor.

Cette méthode de recueil de données s'inspire :

  • pour ce qui est de la focalisation spécifique sur l'activité des interprètes au cours des séances d'expérimentation, des méthodes d'enquête filmée en usage en sociologie et ethnométhodologie où l'interférence avec l'activité est aussi limitée que possible, où le cadrage temporel de l'observation s'émancipe de la délimitation légitime qu'en donnent les acteurs, où la multiplicité des points de vue simultanés sur l'action est favorisée ;
  • et pour ce qui est du suivi des interactions au sein de l'ensemble du collectif de recherche musicale, des méthodes de reconstitution de la cognition sur le long terme (sur la base des traces de l'activité) en anthropologie cognitive, et de suivi de l'activité collective dans les processus de conception en sciences de la gestion. Ces méthodes visent en particulier à préciser l’évolution des anticipations, convergentes comme divergentes, des membres d'un sous-ensemble de coopération pour la conception composé de la compositrice, du chercheur-développeur et du réalisateur en informatique musicale.

Thèmes d'analyse

1. L'activité des interprètes

Le travail sous cet angle vise 1) à mieux comprendre et à rendre compte de l’activité des quatre instrumentistes dans cette production, et corrélativement 2) à tester et à stabiliser des outils et une méthodologie pour l’enquête sur le travail des interprètes.

Centrer son analyse sur l’activité de l’interprète engagé dans un travail de production suppose de ne pas s’en tenir au seul produit de cette activité (un enregistrement en studio, un enregistrement live), ni de s’en remettre à la seule description, prospective ou rétrospective, qu’en donnent les acteurs engagés, mais implique de pouvoir observer l’accomplissement concret d’une telle activité. L’intelligibilité de l’action est liée à cet accomplissement pratique et situé. Cela explique qu’on ait privilégié l’enquête par observation de l’activité.

Le matériau obtenu : les films de l’activité, que viennent compléter les fichiers son et les données gestuelles enregistrées au cours des séances par l’équipe technique permettent de traiter un certain nombre de questions :

  • Quelle est la nature exacte de l’activité observée ? (Il serait, du reste, plus juste de parler d’une multi-activité : « déchiffrer, répéter, écouter, mémoriser, anticiper, annoter… », pour ce qui concerne les instrumentistes.)
  • Quelles sont les ressources mobilisables dans l’action,  les savoirs, règles ou normes qui supportent l’action ?

Ou, de manière plus propre à la situation observée :

  • Comment sont gérées ou prises en charge les nouvelles contraintes de l’action (archet augmenté, enregistrement des gestes, transformations électroniques liées aux gestes…)
  • Qu’est-ce que cela induit sur la manière de travailler du quatuor (manière de répéter, de se coordonner…) ?

Sur ces deux derniers points, l’analyse des données a d’ores et déjà abouti à un certain nombre de résultats. Elle a conduit à dégager quatre manières de se rapporter au dispositif technique, que l’on a subsumé sous ces termes : « subir », « ignorer », « faire avec », « contrôler », selon que le dispositif est (principalement) vécu par les interprètes comme une contrainte, ou le cadre prégnant de l’action, ou bien comme un nouvel instrument, à maîtriser. Elle a fait apparaître également des cadres concurrentiels d’action, chaque instrumentiste mobilisant de manière préférentielle l’un ou l’autre des différents acteurs en présence (compositeur, membre de l’équipe technique).

2. L'organisation de l'activité collective et ses incidences sur la réalisation du projet

Compositrice, réalisateur en informatique musicale, chercheurs, musiciens… chaque acteur du projet « quatuor augmenté » est porteur d’un point de vue individuel sur l’enjeu musical et technologique du projet. Chacun mobilise des expériences et des savoirs musicaux distincts pour contribuer à la définition collective des notions musicales qui, au moment du concert de création, se seront stabilisées dans un dispositif technique et des habitudes de travail. Et chacun organise sa contribution à l’activité collective selon des priorités et des modalités de travail qui lui sont propres : par exemple, concernant la partie électronique, le réalisateur en informatique musicale et la compositrice ne prennent pas en charge de la même façon, ni aux mêmes moments, l’impératif de faisabilité technique en situation de concert.

Grâce aux entretiens rétrospectifs/prospectifs régulièrement menés avec les principaux animateurs du projet, on dispose d'un historique du processus de conception permettant de voir comment le plan de travail initial a été (ou non) ajusté et modifié au fur et à mesure de l’expérience accumulée au cours des séances. Aussi et surtout, on peut retracer de quelle façon les enjeux compositionnels, technologiques / scientifiques et d’exécution instrumentale se sont réciproquement influencés.

Une première étude a caractérisé les notions implicites du projet en tant que processus de conception : caractère ouvert de l’objet de conception, appui sur des « situations intermédiaires », variation des modalités de participation des futurs acteurs à la conception. Si cette étude a débouché sur une direction d’amélioration de tels processus de conception technologique et artistique, elle a aussi permis de préciser les caractéristiques et les conditions de la créativité dans les processus de conception dans toute leur généralité.

Une seconde étude portera sur le devenir de différentes catégories musicales (geste, motif, interprétation, ...) au cours du processus de conception : les notions mises initialement au centre du projet se sont-elles transformées ? comment les interactions multiples et nombreuses entre les participants au projet se sont-elles influencées mutuellement ? quelles conséquences sur l'œuvre et le dispositif finalement produits ?

3. Typologie des connaissances archivables mises en jeu

Guillaume Boutard a consacré en 2011 une partie de sa thèse en sciences de l'information à une exploitation nouvelle des données recueillies (secondary data analysis). Il s'agissait de faire émerger, à partir d'un parcours de toutes les verbalisations conservées, un ensemble hiérarchisé de catégories de connaissances impliquées dans la production collective de l'œuvre et du dispositif technologique. La méthodologie adoptée s'inscrit dans le cadre de la grounded theory de Glaser et Strauss. L'étude vise à repérer un ensemble d'actions et de savoirs dont la connaissance pourrait être indispensable à tout processus de documentation, d'archivage et de réimplémentation des composants techniques et musicaux de StreicherKreis — et, par extension, des composants techniques et musicaux de nombreuses autres œuvres mixtes.

Références des publications et interventions

Nicolas Donin, « L'activité compositionnelle de Florence Baschet lors du projet "Quatuor augmenté". Pistes d'analyse », Séminaire D'une musicologie des textes à une musicologie des processus créateurs (Rémy Campos & Nicolas Donin), Paris, EHESS, jeudi 12 mars 2009. Powerpoint consultable sur le site de Florence Baschet.

Nicolas Donin, Samuel Goldszmidt et Jacques Theureau, « Organiser l’invention technologique & artistique ? L’activité collective de conception conjointe d’une œuvre et d’un dispositif informatique pour quatuor à cordes », Activités, vol. 6, n° 2 (octobre 2009), p. 24-43.
[Une première version de cet article a été présentée au Congrès de la SELF : « L’activité de conception conjointe d’une partition et d’un dispositif de captation et de traitement du geste pour un quatuor à cordes », Actes du 43ème congrès de la Société d'Ergonomie de Langue Française (Ajaccio, 17, 18, 19 septembre 2008), Ergonomie & conception (Philippe Negroni & Yvon Haradji, éds.), ANACT, 2008, p. 272-278]

Maÿlis Dupont, « Interpréter, ou l'intervention des instrumentistes sur un texte » (2009), publication multimédia disponible ici.

Samuel Goldszmidt, « Concevoir un programme de captation, suivi et traitement sonore du geste instrumental » (2010), publication multimédia disponible ici.

Maÿlis Dupont, « Une activité négligée ? Les interprètes à l’œuvre », 25 ans de sociologie de la musique en France. Ancrages théoriques et rayonnement international, Actes du colloque des 6, 7 et 8 nov. 2008, vol. 2, Paris, L'Harmattan, 2012.

Guillaume Boutard & Catherine Guastavino, "Following Gesture Following: Grounding the Documentation of a Multi-Agent Creation Process", Computer Music Journal, vol. 36, n° 4 (2012), p. 59–80.

Samuel Goldszmidt & Guillaume Boutard, « De la documentation d'une œuvre de musique mixte », Les Cahiers du numérique, vol. 8, n° 4 (2012), p. 119-141.

Nicolas Donin, « Domesticating Gesture: the Collaborative Creative Process of Florence Baschet's StreicherKreis for 'augmented' string quartet », Eric Clarke & Mark Doffman (eds.), Creativity, Improvisation and Collaboration: Perspectives on the Performance of Contemporary Music, New York: Oxford University Press, 2018.

Équipe Ircam : Analyse des pratiques musicales

Date de début : 2006 / Date de fin : 2012

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