De l'analyse de l'activité à celle des pratiques musicales, et retour

Ce projet a été réalisé entre 2003 et 2008, à l’occasion des études menées sur différentes activités (compo-sition musicale, conception collective conjointe d’une œuvre musicale et d’un dispositif technique, inter-prétation musicale...), ainsi que d’une réflexion collective sur l’analyse musicale comme activité.

Il a porté sur les conditions épistémologiques du transfert, vers l’étude des activités musicales, des notions et méthodes de l’étude de l’activité humaine développées et mises à l’épreuve dans l’étude des activités de travail, de sport et d’éducation dans le cadre d’un programme de recherche particulier – le "cours d’action" –, et inversement, des innovations théoriques et méthodologiques effectuées dans l’étude des premières à celle des secondes.

Il est destiné à se poursuivre, d’une part, à l’occasion de l’étude d’autres activités musicales, d’autre part, en relation avec d’autres programmes de recherche sur l’activité humaine en général.

Notre étude empirique des activités musicales est partie de la sélection, de la transformation, du développement et de la synthèse effectués par le programme de recherche "cours d’action" entre une série de courants de recherche internationaux qui se sont développés en relation avec diverses disciplines : analyse du travail en ergonomie de langue française (initié par J.M. Faverge, A. Laville et M. de Montmollin) ; action située (initié par L. Suchman et J. Lave) ; activity analysis (inspiré lointainement par l’œuvre de L. Vygotsky) ; ethnométhodologie (initié par H. Garfinkel) ; cognition sociale distribuée (proposé par E. Hutchins à l’intérieur de l’anthropologie cognitive) ; anthropologie cognitive de terrain et éthologie cognitive (issus de la confrontation entre le paradigme cognitiviste de la psychologie et, d’une part, l’anthropologie culturelle, d’autre part, l’éthologie humaine).

Dans leur confrontation avec les activités musicales, les hypothèses de substance (ou ontologiques), les hypothèses de connaissance (ou épistémologiques), les méthodes de construction de données, les hypothèses analytiques et synthétiques, les méthodes d’analyse et les notions correspondantes de ce programme de recherche ont été soumises à un processus de questionnement, de sélection et de développement dont ce projet vise à préciser les effets en retour sur ce programme de recherche lui-même.

Hypothèses de substance et activités musicales

Les hypothèses de substance traduisent le pari qui est formulé au départ sur la nature de l’activité humaine : autonome ; cognitive ; incarnée ; à la fois individuelle et collective ; située dynamiquement ; techniquement constituée ; cultivée ; vécue ; donnant lieu à conscience préréflexive. Toutes ces caractéristiques conditionnent les recherches empiriques, mais deux d’entre elles le font plus profondément que les autres, celle d’autonomie et celle de conscience préréflexive.

Selon l’hypothèse de l’autonomie, l’activité cognitive ou cognition au sens le plus large d’un acteur – c’est-à-dire l’ensemble de l’activité d’un acteur comme donnant lieu à la création et/ou la manifestation d’un savoir quel qu’il soit à tout instant – consiste en une succession ou un flux (selon qu’on mette l’accent sur leur discontinuité ou sur leur continuité) d’interactions asymétriques entre cet acteur et cet environnement. Ces interactions sont asymétriques au sens où l’organisation interne de cet acteur à chaque instant, d’une part, sélectionne ce qui, dans l’environnement à cet instant, est susceptible de le perturber, d’autre part, façonne la réponse qu’il peut apporter à cette perturbation. Cette asymétrie a une conséquence épistémologique radicale : il est alors a priori impossible de connaître l’activité d’un acteur de l’extérieur, c’est-à-dire à partir de données d’observation et enregistrement de son comportement. Sans l’hypothèse de la conscience préréflexive, l’étude de l’activité humaine serait condamnée à attendre que les neurosciences aient atteint un degré de développement suffisant pour décrire et expliquer les activités humaines quotidiennes et pas seulement des activités de laboratoire infiniment simplifiées.

Selon l’hypothèse de la conscience préréflexive, un acteur humain peut à chaque instant, moyennant la réunion de conditions favorables, montrer, mimer, simuler, raconter et commenter son activité à un observateur-interlocuteur et cette possibilité de monstrations, mimes, simulations, récits et commentaires constitue un effet de surface des interactions asymétriques entre cet acteur humain et son environnement. Lorsque cette possibilité est actualisée d’une façon ou d’une autre, on peut parler d’expression de la conscience préréflexive.

L’étude empirique des activités de composition et d’interprétation musicale a repris ces hypothèses de substance, mais, d’une part, en insistant plus que cela n’avait été fait à propos d’autres activités humaines sur les caractéristiques de montrable, mimable et simulable de la conscience préréflexive (voir surtout L’interprétation comme travail ou activité), d’autre part, en introduisant une famille nouvelle d’objets de recherche, celle de l’activité cognitive créatrice à long terme (voir le projet Voi(rex)-Apocalypsis). Le retour sur l’activité humaine en général conduit à formuler une autre hypothèse de substance, celle du caractère potentiellement (donc réellement moyennant des conditions favorables) créateur de toute activité humaine. Cette dernière hypothèse oriente la théorisation des activités musicales, non pas vers une théorie de l’activité créatrice séparée de la théorie de l’activité humaine en général, mais vers un développement de cette dernière. Elle permet aussi de s’appuyer sur l’étude des activités musicales pour mieux faire apparaître cet aspect créateur dans les activités humaines les plus diverses.

Hypothèses de connaissance, méthodes de construction de données et activités musicales

Ce sont les données produites par cette expression de la conscience préréflexive, grâce à diverses méthodes de verbalisation (par les acteurs, portant sur leur activité, provoquée par les chercheurs), qui permettent de documenter l’activité d’un acteur de l’intérieur, c’est-à-dire en respectant l’asymétrie de ses interactions avec l’environnement qui la constituent, pour autant qu’elle donne lieu à conscience préréflexive, donc dans certaines limites. Évidemment, on peut se passer de cette expression de la conscience préréflexive jusqu’à un certain point grâce à une familiarisation des chercheurs avec les pratiques, la culture et l’histoire personnelle des acteurs. C’est ce que réalisent en fait, mais de façon implicite, certaines des méthodes de l’anthropologie culturelle. Ce sont aussi ces dernières que mettent en œuvre les recherches en ethnométhodologie préalablement à l’enregistrement du comportement qu’elles cherchent à analyser et qu’elles assortissent du rejet de toute verbalisation provoquée de la part des acteurs.

Cette expression de la conscience préréflexive ne pouvant s’effectuer à tout instant sans ruiner l’activité étudiée, les méthodes permettant cette expression reposent sur d’autres hypothèses, des hypothèses de connaissance, qui portent sur les conditions matérielles et dialogiques à réaliser pour que les monstrations, mimes, simulations, récits et commentaires des acteurs pour les chercheurs, d’une part, constituent une expression, effective tout en étant partielle, de leur conscience préréflexive durant cette activité et constituent ainsi des données empiriques pertinentes sur cette activité dans certaines limites, d’autre part, ne ruinent pas cette activité.

Cette expression de leur conscience préréflexive durant cette activité étudiée demandant souvent à être en décalage temporel relativement à cette activité étudiée, une partie de ces hypothèses de connaissance porte sur les conditions de la mémorisation et du rappel de cette activité étudiée. Cette mémorisation et ce rappel sont considérés comme contextuels dynamiques ou encore situés, c’est-à-dire construits en situation et reconstruits ensuite grâce à une remise en situation au moyen de ces observations ou enregistrements du comportement et/ou des traces matérielles auxquels ont donné lieu cette activité. Ces hypothèses de connaissance sont alternatives aux hypothèses classiques de la mémorisation comme stockage et du rappel comme extraction à partir du stock ainsi constitué.

Que ce soit pour elles-mêmes ou pour permettre un rappel contextuel dynamique de l’activité étudiée, des données d’observation et d’enregistrement du comportement durant cette activité étudiée et/ou de diverses sortes de traces matérielles de cette activité doivent être recueillies. D’où de nouvelles hypothèses de connaissance portant sur les conditions d’observation et d’enregistrement du comportement durant cette activité étudiée et/ou de diverses sortes de traces matérielles de cette activité. Elles permettent de préciser les diverses façons pour les chercheurs de ne pas perturber cette activité ou de la perturber de façon maîtrisée, grâce à la mise en œuvre de divers principes et règles de la part des chercheurs, mais aussi grâce à la coopération des acteurs concernés et à leur familiarisation avec le dispositif d’observation et d’enregistrement.

Plusieurs des méthodes mises au point dans les études d’activités autres que musicales ont été sélectionnées, avec les hypothèses de connaissance qui les fondent, et concrétisées dans l’étude des activités musicales (en relation avec d'autres notions et méthodes, musicologiques ou assimilées) : des méthodes d’observation et d’enregistrement du comportement individuel et collectif et, plus largement, de traces de l’activité (voir Suivi de la conception collective d’un "quatuor augmenté", L’interprétation comme travail ou activité Projet Voi(rex)-Apocalypsis) ; des méthodes de verbalisation provoquée simultanée et en autoconfrontation (voir L’interprétation comme travail ou activité). Par contre, une méthode d’entretien en remise en situation par les traces a été introduite à l’occasion des études sur l’activité de composition musicale (voir Projet Voi(rex)-Apocalypsis), qui s’appuie sur le produit des méthodes de recueil et d’enregistrement par les acteurs de traces matérielles de leur activité. Elle peut en fait être généralisée à toutes sortes d’activités humaines dont l’étude apparaît nécessaire alors que l’observation ou l’enregistrement du comportement est difficile voire impossible pour des raisons diverses : le besoin de connaître certaines activités sur des périodes longues et discontinues, comme l’année culturale dans le cas d’un vigneron artisanal, ou la durée de l’auto-formation dans tel ou tel domaine dans le cas d’un élève-ingénieur, etc. ; le besoin de connaître certaines activités liées à des événements qui se sont produits dans le passé plus ou moins récent, par exemple l’activité liée à un incident significatif pour la sûreté nucléaire ; le besoin de contourner la difficulté matérielle ou sociale d’observer certains comportements, par exemple celui de cadres de l’industrie ou d’enseignants dans des situations conflictuelles.

Hypothèses analytiques et synthétiques et activités musicales

Les hypothèses de substance et les hypothèses de connaissance ne peuvent pas être réfutées ou non directement par les données empiriques construites, puisqu’elles ont participé à cette construction. Elles ne peuvent l’être qu’indirectement, par l’intermédiaire de la réfutation ou non de leurs conséquences analytiques et synthétiques ou de leur fécondité en matière de découverte (et évidemment de non réfutation) de nouvelles hypothèses analytiques et synthétiques, possédant divers niveaux de généralité.

Les études empiriques des activités musicales qui ont été réalisées ont essentiellement sélectionné, parmi les hypothèses analytiques et synthétiques les plus générales de ce programe de recherche, celles de l’activité comme transformation continue à la fois de la structure d’anticipation (voir surtout L’interprétation comme travail ou activité) et du référentiel (voir surtout Projet Voi(rex)-Apocalypsis) des acteurs, et les ont soumises à la réfutation ou non réfutation empirique. Elles ont aussi permis de formuler et de soumettre à la réfutation ou non réfutation empirique de nouvelles hypothèses analytiques concernant les activités musicales considérées, montrant ainsi leur fécondité. Ces dernières portent essentiellement sur le rôle des idées et de l’idéation dans les activités créatrices et sur la co-construction dans ces dernières de l’œuvre et de l’atelier (voir Projet Voi(rex)-Apocalypsis et Musicologie des techniques de composition contemporaine). En retour, ces notions d’idée, d’idéation et d’atelier ont été intégrées aux notions analytiques les plus générales concernant l’activité humaine.

Références des publications et interventions

Rémy Campos & Nicolas Donin, L’analyse musicale, une pratique et son histoire, Genève, Droz / Conservatoire de Genève, 2009.

Nicolas Donin & Jacques Theureau, « Du travail et de la conception à la création artistique et retour », Philippe Negroni, Yvon Haradji (eds.), Actes du 43ème congrès de la Société d'Ergonomie de Langue Française (Ajaccio, 17, 18, 19 septembre 2008), Ergonomie & conception, ANACT, 2008, pp. 280-283.

Jacques Theureau, Samuel Goldszmidt, « Explicitation d’écoutes musicales singulières, analyse des activités d’écoute musicale et conception de situations d’écoute musicale », Moustapha Zouinar, Gérard Valléry, Marie-Christine Le Port (éds.), XXXXIIe congrès de la SELF, Ergonomie des produits et des services (Saint-Malo, 5, 6, 7 septembre 2007), Toulouse, Octares Editions, 2007, p. 79-89.

Jacques Theureau, Le Cours d’action : Méthode développée, Octares, Toulouse, 2006.

Jacques Theureau, Le Cours d’action : Méthode réfléchie, Octares, Toulouse, 2009.

Date de début : 2003 / Date de fin : 2009

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